Extraits du témoignage oral de Franz Bridoux
Ce témoignage a été donné par Franz Bridoux (né le 1/1/1924, décédé à Rixensart le 14/1/2017 à l’âge de 93 ans) à son domicile le 20 mars 2009, en présence Claude et Michelle Steux, Monique Steux, Jean-Marc Steux, Carine Steux et Philippe Golinvaux.
Ci-dessous, il est retranscrit tel quel puis remis dans l’ordre chronologique. Certains passages moins importants ont été passés et des titres de séparation ont été ajoutés.
Retranscription
INTRODUCTION
« Et quand il (NDLR Alfred Steux) a été arrêté, il a été arrêté en même temps que l’Abbé Bourguignon au local des auxiliaires de mission. Ils étaient à 3, il y avait Alfred, Raymond c’était son nom de guerre. Nous, nous l’avons toujours appelé Raymond parce que moi je l’ai connu à Esterwegen, je ne l’ai pas connu avant. Alors, il y avait Raymond, il y avait Wolsztajn qui était Bob (NDLR : Henri) et l’Abbé bourguignon qui étaient ensemble en réunion. »
« Non, écoutez, je vais commencer autrement pour vous raconter tout ça. »
L’ARRESTATION DE FRANZ BRIDOUX
« Quand nous avons été arrêtés, nous étions trois de Wasmuël, je ne sais pas si vous connaissez, dans la région du Borinage, les deux frères Cauvin et moi-même. Nous étions des amis d’enfance, à l’école primaire, et nous étions rentrés à trois au R.N.J. à Wasmuël. Nous sommes passés dans la clandestinité au bout d’un certain temps pour différentes raisons. Moi, parce que j’avais été réquisitionné pour le travail obligatoire en Allemagne. Marius Cauvin aussi. Marcel a dû passer dans la clandestinité quelque temps après parce qu’il avait été surpris par des gardes noirs alors qu’il était occupé à chauler des mots d’ordre sur les murs à Wasmuël. Il avait été pris et comme il était plus jeune, il avait pas 16 ans, ils l’avaient renvoyé chez lui pour aller chercher sa carte d’identité et le lendemain matin il devait se représenter. Deux autres ont été arrêtés, eux ont été mis au cachot à la commune pendant la nuit et le lendemain matin, ils ont été conduits à Mons, l’un d’eux s’est évadé. Marius et moi nous étions dans la clandestinité, nous étions dans un château à Ghlin où on se cachait. Marcel, au lieu de se rendre pour répondre à la convocation avec sa carte d’identité, il va travailler. Et pendant qu’il est occupé à travailler, l’un des deux qui avait été arrêté en même temps que nous s’évade. Et s’évadant, il savait, je ne sais pas vous expliquer, mais il savait que j’étais au château à Ghlin. Alors il se cache et, rapidement, il vient me rejoindre au château. Et quand il arrive, il est 9h du matin. Il vient nous retrouver, Marius et moi, et alors il nous dit que Marcel n’a pas été arrêté parce qu’il est allé travailler. Tout de suite on se dit : « il est allé travailler, on va aller le cueillir à son travail ! ». Alors, tout de suite, Marius est parti sur le lieu de travail de Marcel, il est allé le rechercher et il l’a ramené au château. Et nous nous sommes donc retrouvés à 4, cachés au château. Bon, les choses se passent et au bout d’un certain temps, je suis désigné, enfin je suis accepté pour passer aux partisans armés et je pars à Dinant pour aller au maquis. A Dinant quand j’arrive, on me dit « non, il faut attendre, on n’a pas de place pour le moment, nous avons des difficultés. Alors plutôt que d’attendre ici à Dinant, il faut retourner au Borinage et on ira te cherche quand ça sera mieux. »
« Je suis retourné au château et deux jours après, avec les frères Cauvin, je me suis remis au travail au R.N.J. Nous avons eu une réunion à 3 au château et comme nous avions passé la journée là, enfin, toute l’après-midi et la soirée ensemble, il était trop tard pour qu’ils rentrent dans leurs logements respectifs. Alors ils disent « on va passer la nuit ici » et le lendemain matin à l’aube la Gestapo de Bruxelles vient nous cueillir au château. Alors on est repartis à la Gestapo à Bruxelles, on a été interrogés au 347 avenue Louise, c’était le siège de la Gestapo. »
LE 347, AVENUE LOUISE
« C’est un bâtiment le 347 avenue Louise, dans lequel nous avons été emprisonnés pendant les interrogatoires 2 ou 3 jours (…) et disons le moins qu’on puisse dire c’est que c’était des interrogatoires musclés. Menaces avec le canon de revolver sur la nuque, coups de matraque, etc. enfin, et après ces quelques jours d’interrogatoires, on nous a transféré à la prison de Saint-Gilles. Et là, nous sommes restés pendant 3 mois. »
LA PRISON DE SAINT-GILLES ET LES CONTACTS AVEC L’EXTERIEUR
« En septembre 43, nous étions encore à Saint-Gilles et la seule chose que nous avions comme contact extérieur, on pouvait nous apporter des linges de rechange et on reprenait notre linge à laver, une fois tous les 15 jours nous avions quelqu’un qui venait. Avec les frères Cauvin, on se connaissait, les parents se connaissaient évidemment et une fois c’était la maman des frères qui venait, la fois d’après c’était la tante chez qui j’étais élevé et on nous apportait donc ce linge. Et à cette occasion d’ailleurs, il m’est arrivé une aventure. C’est que, on ne pouvait donner que le linge. (…) Un jour, à l’occasion de ces colis qui devaient partir avec mon linge sale, j’avais mis une bobine de fil, vous savez ces bobines en bois. J’avais enlevé de chaque côté de la bobine, il y avait une petite étiquette en papier, j’avais bricolé, j’avais fait un billet, je l’avais mis à l’intérieur et j’avais remis les choses. J’avais mis ça en mettant d’ailleurs un mot d’accompagnement dans le chose comme quoi je demandais qu’on remplace la bobine de fil. Mais les Allemands n’ont pas été dupes, ils ont enlevés et se sont aperçus. J’ai été condamné à 10 jours de cachot, au pain noir à cause de ça. Alors je suis entré au cachot le 2 ou 3 novembre 43, à la prison de Saint-Gilles, cachot noir, pain sec et l’eau, et aucun contact de quoi que ce soit ou de qui que ce soit. Et je suis resté là pendant 9 jours et pratiquement tous les soirs vers 5 ou 6 heures du soir, au moment ou on avait commencé le service, plutôt même vers 6 – 7 heures, à ce moment-là, tout à coup, dans le silence de l’aile de la prison, on entendait quelqu’un qui criait « ils sont foutus ». Et ça s’entendait dans tout le couloir, et les Allemands évidemment qui étaient autour voulaient essayer de voir d’où ça venait et de savoir qui créait « ils sont foutus ». Et il avait soin de traîner un petit peu sur le UUU. Tout à coup, il y avait une voix qui répondait dans l’autre coin de l’aile « et ils le savent ». Et ce n’est que quand on est arrivés à Esterwegen qu’on a appris que c’était l’Abbé Bourguignon qui répondait. »
[…] « Le 11 novembre, j’étais toujours au cachot et le 11 novembre à 11 heures du matin, tout d’un coup on entend dans tout l’aile quelques-uns, ils étaient à trois qui étaient à chanter à pleine voix la Brabançonne. Donc évidemment tout de suite, les Allemands qui courent dans tous les coins, qui crient, etc., qui essayaient de savoir. Et moi j’étais tout seul dans ma cellule et j’entends tout ça. Et puis finalement, ils arrivent devant la cellule où ils sont trois au garde à vous, devant la fenêtre, occupés à chanter la Brabançonne à pleine voix. Et les Allemands tout de suite, allez hop, on commence avec des seaux d’eau, pour les faire taire et alors ils ont été condamnés à nettoyer et là aussi c’était l’Abbé Bourguignon qui était avec les deux autres, occupé à chanter. Alors de là, donc c’était le 11 novembre, le 12 au soir on est venu me prendre dans le cachot et on m’a reconduit dans ma cellule et le lendemain matin, à 4h du matin, on nous sortait de la cellule pour partir vers l’Allemagne. »
VERS L’ALLEMAGNE
« Le 13 novembre à 4 heures ou 5 heures du matin, nous étions réunis, tous les membres du R.N.J., à l’aile A de Saint-Gilles et on nous remettait un petit colis et on partait vers l’Allemagne. Quand nous avons été arrêtés, nous croyions qu’il n’y avait que ceux qui étaient du Borinage qui avaient été arrêtés mais finalement, on s’est aperçus que tous les autres étaient arrêtés aussi. C’est alors que nous avons vu que nous étions 19. Nous avions été arrêtés à 17, 15 hommes et 2 femmes, et il y avait 2 femmes qui avaient été arrêtées dans les mois précédents, qui étaient jointes à nous, et qui étaient aussi du R.N.J. »
« Alors, on est partis les 19 vers l’Allemagne. A Essen, nous avons été mis dans la prison pendant un jour, c’était une étape provisoire. Et les 15 hommes, nous avons donc quitté Essen pour partir vers Esterwegen le 15 novembre au matin, 1943. Le 15 au soir, nous étions à Esterwegen et le 16 nous avons été répartis dans les baraques, répartis dans le sens suivant, c’est qu’il y en avait 3 de nous 15 qui ont été dans une même baraque (…). Et les 12 autres, nous nous sommes retrouvés tous les 12 à la baraque 6. Le 16 novembre, on a fait réellement connaissance avec tous les autres qui étaient là. Des membres de la nationale j’en connaissais 2 mais je ne connaissais pas les autres. » […]
AU CAMP D’ESTERWEGEN
« Alors on est restés à la baraque 6 jusqu’en mars, non le 12 ou le 13 février 44 on a commencé les transferts du camp d’Esterwegen et nous avons été transférés pendant un mois à Börgermoor qui était un camp proche, au nord. Et on est restés un mois à Börgermoor puis on est revenu à nouveau à Esterwegen ou on est restés à nouveau un mois. C’est pendant ce mois-là, au mois d’avril 44, qu’ils ont reçu les actes d’accusation avec la convocation éventuelle pour le Volksgerichtshof, actes d’accusation qui étaient uniquement remis aux membres de la nationale. Les membres des comités régionaux devaient passer ensuite. Ils avaient scindé l’affaire en deux. Et ils étaient donc 8 du Comité National. Au moment où ils ont dû se présenter, ils n’étaient plus que 7 parce que l’Abbé Bourguignon était ailleurs. Et avant de se présenter devant le tribunal, il y en a un des 7, Simon Goldberg, qui a été mis de côté et pendu sans jugement parce qu’il était juif. Par contre, parmi les autres il y avait encore un autre juif qui était Maurice Orcher et qui lui a été condamné avec les autres. Il n’a jamais été séparé en tant que juif, probablement que les Allemands ignoraient qu’il l’était. »
DIRECTION LA MARCHE DE LA MORT
« Alors on est donc restés à Esterwegen jusqu’au mois d’avril 44. Puis nous, nous sommes partis, tous ceux qui n’avaient pas reçus leur acte d’accusation, dans d’autres directions. Il y en a trois qui sont partis à Untermaßfeld et nous autres nous sommes partis vers Ichtershausen, nous avons été enfermés là-bas. En réalité, Untermaßfeld et Ichtershausen c’était des prisons annexes à Buchenwald, c’est-à-dire qu’il y avait des commandos de travail qui étaient disposés dans ces deux prisons. Nous sommes restés là en prison pendant près d’un an et au mois d’avril 1945, le 2 avril 1945, nous nous a embarqués, nous étions 100 dans la prison, on nous a embarqué tous les 100 dans un train. Quand on est arrivé à Erfurt, qui était à une quinzaine de kilomètres du camp d’Ichtershausen, nous avons été bloqués parce qu’il y avait eu un bombardement de la gare et les voies du chemin de fer étaient endommagées. Nous sommes restés à quai et le quai voisin, c’était un train de militaires Allemands avec mitrailleuses, canons et tout ce qu’on veut. Nous étions là, en belle compagnie je dirais, et dans l’après-midi, on a commencé à faire un cercle au-dessus de nos têtes, c’était un avion et les bombardements ont commencés, à nouveau de la gare. Dans la soirée, la nuit tombait, on regardait par la fenêtre de notre wagon et j’ai vu, à même pas 15 mètres de notre wagon, sur la voie d’à côté, ils se restauraient et tout ça.
Après une première, puis une deuxième alerte, il y a eu une interruption pendant un moment et les Allemands, nos gardiens, en ont profité pour nous faire descendre à l’abri avec eux parce qu’ils ne voulaient pas que nous profitions de ça pour essayer de foutre le camp. Alors on est descendu à l’abri et là nous nous sommes trouvés devant la débâcle complète, c’est-à-dire qu’il y avait des militaires, des civils, des enfants, des femmes qui hurlaient et qui pleuraient dans tous les coins, la panique, vraiment la catastrophe. Et c’est là que nous nous sommes rendus compte que c’était vraiment la fin. Nous savions que les alliés s’étaient avancés mais c’est là qu’on a vraiment su.
Alors le lendemain matin quand nous sommes sortis, les voies n’étaient toujours pas arrangées, au contraire elles avaient encore été endommagées. Et on est repartis, à pied cette fois, on a fait 16 kilomètres à pied et nous sommes rentrés jusqu’à la prison. Trois, quatre jours après, nous sommes repartis mais cette fois en convoi, marche de la mort comme on l’a appelée, à pied pour aller vers la montagne, c’était vraiment aller vers l’extermination. »
« Alors, on a fait trois jours de marche et, le 9 avril, nous sommes arrivés dans une petite ville qui avait été bombardée. Nous sommes arrivés le soir et la ville avait été bombardée ce qui fait qu’il y avait des maisons en flamme et tout ça. Et on nous a entreposés dans un local. Le lendemain matin, nous avons été réquisitionnés pour faire un commando pour déblayer les bombes non explosées. On nous a mis donc au travail, pour déblayer, nous n’avions évidemment aucune qualification pour ça. Nous avons été à 4, les 3 de Wasmuël et Joseph Berman qui était Bruxellois et qui était notre ami tout proche. Nous sommes partis, à trois parce que Marius était blessé au genou, pour aller déterrer une bombe au pied d’une ferme, dans une cour de ferme. Alors on a commencé à déterrer tant bien que mal cette bombe avec une pioche et une pelle. Inutile de vous dire que le gardien se trouvait à distance avec son fusil. Et à un moment donné, le fermier s’est approché et il est venu voir l’avancement parce qu’il était intéressé évidemment à ce qu’on enlève cette bombe qui était dans sa cour. Et le fermier s’est adressé à « Fred » Berman qui parlait très bien l’allemand et il a dit « Viens ! Viens à la toilette ! ». Il est allé à la toilette avec lui et là il lui a donné un bout de pain et un morceau de saucisson, en cachette parce qu’il ne pouvait pas. Alors il a mangé le morceau de pain puis il lui a dit « Maintenant, tu vas partir et tu vas dire à tes deux compagnons qu’ils viennent chacun à leur tour, qu’ils demandent à venir ! ». et c’est ainsi que nous sommes allés tous les deux. Il prenait un risque parce que c’était formellement interdit mais cette manifestation de sympathie, ça nous avait évidemment émus. »
EVASION
« Quand on est rentrés le soir dans la baraque, on a commencé à discuter entre nous et on s’est qu’ils « on va essayer de s’évader et on ira chez le fermier, on verra bien ».
Mais avant de le faire, nous nous sommes adressés à deux de nos compagnons de captivité, le docteur Degueldre, qui était un médecin de Verviers, de Pepinster, qui nous avait accompagné depuis Esterwegen et qui était toujours là avec nous. Et à côté du docteur Degueldre, il y avait aussi un partisan français, qui était aussi un petit peu notre mentor. On s’est adressé à eux l’un après l’autre, pour leur demander ce qu’ils pensaient parce que nous craignions qu’il y ait des représailles sur les autres si on s’évadait. C’est alors que tous les deux sans se concerter ont eu la même réponse : « Nous sommes dans une situation actuelle où il n’y a rien à faire. Si vous avez la possibilité, il faut le faire immédiatement ». Et tous les deux ont dit « Si j’avais une pareille occasion, je ne la rate pas et je m’en vais ». Alors il se fait que la soirée suivante ou le même jour, je ne sais pas très bien, il y a eu une alerte bombardement. Les gardiens sont allés à l’abri, nous laissant dans la cave où nous étions. Alors on en a profité et on est partis tous les quatre. On est parti directement chez le fermier. Et dans la nuit donc, il était 9 heures du soir, on est allé chez le fermier. On est entrés et on a dit : « Voilà, vous allez nous cacher maintenant, ici ». Le fermier nous regardait interloqué, il ne s’attendait pas du tout à ça, il était mis devant le fait accompli. Et il nous a installé dans une grange qui se trouvait à quelques centaines de mètres de sa ferme et tous les jours matin dans les jours qui ont suivis, il s’amenait avec deux seaux, un seau avec une soupe, de la pape ou n’importe quoi et des pommes de terre, du pain, des histoires pareilles. Nous, qui avions été affamés pendant des mois évidemment, on s’en est donné à cœur joie. Mais de toute façon ce n’était pas une nourriture trop grasse. C’était un gros avantage, c’était une nourriture pas trop grasse, il le faisait exprès, il savait ce qu’il faisait. »
LIBERATION
« On s’est évadé le 11, et dans la nuit du 14 au 15 avril, les obus américains passaient au-dessus de la grange où nous nous trouvions, ils tiraient sur un quartier voisin. Au matin du 15, à l’aube, on a commencé à voir des troupes allemandes qui repassaient en débandade, laissant des histoires à gauche et à droite. Ça s’est passé ainsi pendant peut-être une heure ou deux puis après ça, ça a été le calme complet. On a attendu, on n’osait pas s’aventurer. Puis le temps passait et à midi, 1 heure, on commençait à avoir faim et on a dit « on ne va pas rester comme ça, on va aller voir ce qui se passe ». Et nous sommes partis à deux. On a laissé les deux frères à l’abri et on a dit « c’est inutile de prendre les risques à quatre, on va y aller à deux ». A deux parce que « Fred » parlait très bien l’allemand, moi je ne le parlais pas. Nous sommes partis tous les eux pour aller chez le fermier pour voir ce qui se passait. Et quand on est arrivés dans la ville, dans la rue principale, il y avait des draps blancs à toutes les fenêtres. La ville se rendait. Alors, nous nous sommes avancés encore un petit peu et on a vu déboucher une sorte de monstre que nous n’avions jamais vu, une jeep. Nous ne savions pas ce que c’était. On a vu une jeep arriver et il y avait deux américains, un noir qui était installé bien décontracté, les jambes croisées, sa mitraillette devant lui et l’autre qui conduisait. Alors, quand on les a vu arriver, on a fait signe et ils se sont arrêtés. On leur a expliqué qu’on était des prisonniers politiques. Ils ne savaient pas ce que c’était. Alors voyant ça, « Fred » qui parlait entre parenthèse 7 langues […] a expliqué aux américains que les prisonniers politiques sont des saboteurs. Ça, ils ont compris tout de suite. Ils se sont mis à rigoler, ils nous ont tapé sur l’épaule. Et alors la première chose qu’ils nous ont demandé : « où est-ce qu’on peut trouver du schnaps ? ». Alors, les Américains ont continué leur route et nous nous sommes partis chercher les deux autres et on est partis à quatre à la ferme. Et quand on est arrivé à la ferme, il en est sorti de tous côtés. Le fermier en avait caché 11. Il ne nous avait pas dit qu’il y en avait d’autres, à personne. Alors nous nous sommes retrouvés à 11 là-bas, du convoi, et c’est alors que nous avons appris que le fermier en question, en réalité, c’était un professeur du secondaire qui, en 1933, avait été révoqué parce qu’il avait refusé d’adhérer au parti nazi. Et de ce fait là, il avait du se reconvertir et comme sa femme avait une ferme qu’elle avait héritée de ses parents, il avait cette ferme-là. Mais depuis lors il était dans un mouvement de résistance en Allemagne. Nous étions vraiment tombés à la bonne porte.
Nous sommes restés là quelques jours et puis les Américains sont arrivés, nous avons réquisitionné un hôtel pour les 30-40 que nous étions et on est restés là pendant 8 jours à peu près. Puis après, on est partis grâce à un officier français qui était venu là repérer ceux qui parlaient français. Et nous sommes partis au champ d’aviation proche pour attendre d’être rapatriés par avion avec ceux qui étaient à Birkenwald. C’est comme ça que nous sommes rentrés. Nous sommes arrivés à Bruxelles le 7 mai 45. Quand nous sommes arrivés, les cloches sonnaient dans toutes les églises, c’était la capitulation allemande qui était annoncée. Et voilà notre périple. »
AU RETOUR, DES INTERROGATOIRES
« C’est seulement des mois après que nous avons appris que nos compagnons n’étaient pas rentrés. Quand on est arrivés ici, on n’a pas été crus sur parole. Nous avons été réinterrogés par la sûreté de l’État, la gendarmerie, la police judiciaire, la police locale, tout ! Et on a recommencé les mêmes interrogatoires à tout le monde pour essayer de voir si on ne se recoupait pas dans ce qu’on racontait, tout le bazar. C’était vraiment… vous savez nous étions indignés de voir cela parce que, après la Gestapo, c’était la police Belge qui nous faisait passer des histoires. Seulement, il ne faut pas oublier qu’à ce moment-là, en 45, c’est vrai qu’il y a eu des prisonniers politiques qui sont rentrés, il y a eu des prisonniers de guerre qui sont rentrés, il y a eu des déportés pour le travail obligatoire qui sont rentrés mais il y a eu aussi des volontaires du travail en Allemagne qui sont rentrés, il y a eu des rexistes etc. Il fallait faire le tri de tout ça. »
LES NACHT UND NEBEL
« Écoutez, il s’est passé ceci aussi. C’est la maman des deux frères Cauvin, c’était à son tour de venir, ce n’est donc pas ma tante qui venait, c’était son tour de venir à cette date-là. Et elle est venue pour apporter du linge pour ses deux fils et pour reprendre le linge sale. Et quand elle est arrivée, les Allemands lui ont dit « non madame, c’est pas la peine »
– Pourquoi, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?
– On ne peut pas vous le dire, allez voir à la Gestapo, nous avons des ordres, on ne peut rien vous dire.
Alors elle est allée à la Gestapo, et quand elle est arrivée là, à la Gestapo, le type qui l’a reçu, une maman assez âgée, pour les deux fils, quand le type de la Gestapo l’a reçue – c’est elle qui racontait ça après la guerre – il lui a dit, et elle pleurait, elle demandait des nouvelles de ses fils et il lui a dit « Je ne peux pas vous donner des nouvelles, Madame ». Il avait le dossier en main, il ne l’a pas ouvert. Il a retiré le dossier et il lui a montré, il y avait les lettres NN dessus. « Ça signifie que vous n’aurez plus jamais de nouvelles de vos fils, c’est tout ce que je peux vous dire ».
Et voilà comment on a appris que nous étions des Nacht und Nebel, nous ne le savions pas. Nous étions tous condamnés. Le fait d’être Nacht und Nebel, ça signifiait que nous étions rayés de la carte du monde, nous n’existions plus. (…) C’est d’ailleurs ce qui explique ces fameuses marches de la mort. A la fin, ils ont fait ces marches de la mort, c’était pour se débarrasser, éliminer tout ceux qui étaient là, tout en gardant une main d’œuvre éventuellement. Ceux qui étaient les plus costaux étaient réquisitionnés. D’ailleurs, pour nous, dans notre affaire, nous étions donc arrêtés à 19, nous sommes arrivés à 15 à Esterwegen, et il n’y en a que 7 qui sont passés en jugement. Mais tous les autres, nous devions passer en jugement aussi. »
ORIGINE DES ARRESTATIONS
« Fin 1942, dans les organisations de résistance on est convaincus que le débarquement qu’on attend avec une grande impatience aura lieu au printemps prochain. Presque tout le monde dit : « Le débarquement aura lieu ». Effectivement, il y a eu un débarquement mais c’est en Sicile. Bref, on était persuadés de ça. Dans les organisations, dans les instances supérieures de la résistance, on se rend compte qu’il est nécessaire de compter ses troupes et de se remettre en place pour qu’on soit en mesure d’aider, d’intervenir pour aider les alliés. Et le comité central du parti communiste demande à toutes les organisations de leur livrer un recensement de tous les cadres du mouvement. Cette demande est faite à l’Abbé Bourguignon et à Jean Blum, qui sont tous deux membres du Comité National du R.N.J. Seulement, tous les deux, directement, disent « oui mais c’est de la dynamite ça, c’est une bombe ! ». Et ils sont extrêmement réticents. Mais on insiste en disant qu’il faut absolument que l’on aie ça et ils acceptent. […] En janvier 43, c’est Jean Blum qui est chargé de remettre cette liste au responsable national des autres instances, qui va l’encoder. Mais avant d’aller à ce rendez-vous, il en a un autre avec un autre membre de notre organisation. Alors, il ne veut pas aller avec ces documents à ce premier rendez-vous et il dit à sa secrétaire Marie-Jeanne Delcroix « tu prends le document et tu viendras me le remettre à tel endroit quand j’aurai fait mon premier rendez-vous et ainsi je pourrai le porter de l’autre côté ». Et il s’en va à son premier rendez-vous et quand il arrive, il est arrêté, la Gestapo l’attend, il est coincé. Heureusement, il n’avait pas le document.
C’est donc Marie-Jeanne Delcroix qui a le document. Blum est arrêté et il va à Breendonk , puis il va à Bruckenwalt. Puis finalement, il été libéré lui aussi en 45, il est revenu avec nous le 7 mai 45. Mais le document que Jean Blum avait fait, le recensement qu’ils avaient fait ensemble avec Bourguignon et les autres, c’est donc Marie-Jeanne Delcroix qui l’a. Et Jean Blum est remplacé par un certain Henri Laurent qui ne va pas être longtemps dans l’action, un mois ou deux après, il est arrêté à son tour et il disparaît. Alors on n’a jamais ce que Marie-Jeanne Delcroix avait fait de la liste de recensement. Est-ce qu’elle l’a remise à Laurent dont elle était devenue la secrétaire, ce qui est le plus vraisemblable, et surtout quand Laurent a reçu le document, il l’a probablement remis à son tour. C’est important de savoir un peu cette histoire là parce que de là va découler toute une série d’histoires. Et nos arrestations notamment, elles sont venues de là. Alors bon, Laurent est arrêté, Marie-Jeanne Delcroix est arrêtée quelque temps après, et d’autres dans le mouvement ont continué l’action. Alors, en janvier 43, parallèlement à tout cela, un des membres du Comité Central du Parti Communiste clandestin, Paul Nothomb, se met à table, c’est-à-dire qu’il dévoile le nom de ses collaborateurs, un qui est son beau-frère entre parenthèse. Et puis finalement, ils vont se retrouver à Breendonk où les interrogatoires se poursuivent, les discussions etc. Tout le Comité Central du Parti Communiste se retrouve devant les représentants de la Gestapo et c’est alors qu’ils vont établir une sorte de compromis dans lequel ils disent, parait-il, que les Allemands s’engagent à n’exécuter personne, à condition que tout ceux qui sont arrêtés donnent leurs contacts et qu’on puisse ainsi arrêter, étouffer la résistance. Alors donc, le compromis est établi et ils transmettent le compromis à d’autres et les arrestations continuent en cascade. Le premier qui est arrêté au R.N.J., c’est Roger De Buyst. Il est le secrétaire national des jeunes gardes socialistes unifiés, membre du R.N.J. et il est en même temps membre du Comité Central du Pari Communiste. Et c’est également Aimé Verneirt qui est avec la Gestapo quand ils arrêtent Alfred, l’Abbé Bourguignon et Bob Wolsztajn. » […] « Et quand nous avons été arrêtés, nous, au moment où nous avons été arrêtés, dans les premiers interrogatoires, les Allemands m’ont mis devant le nez un organigramme du R.N.J. sur lequel il y avait mon nom de guerre, Jean, les fonctions que j’exerçais c’est-à-dire responsable des cadres de Mons Borinage, mon nom réel et la localité où j’habitais, Wasmuël. Avec ça, ils avaient tout ce qu’il fallait pour moi, et ça je pense que c’est cette fameuse liste de recensement qui leur a donné tous les renseignements. Et c’était pas seulement pour moi, c’était pour tous ceux qui étaient là. Le seul pour lequel ils n’avaient pas ces renseignements, c’était Marcel Cauvin, parce que c’était celui qui était passé dans la clandestinité le dernier et qui était le moins connu de la nationale, ça veut dire que lui n’avait pas été recensé. Marcel il avait 16 ans et des poussières quand il a été arrêté. »
ALFRED
« Je ne sais pas vous dire grand-chose spécifiquement sur Alfred. Mais ce que je peux vous dire c’est que c’était un garçon extrêmement gentil. Je ne l’ai jamais entendu élever la voix pour quoi que ce soit, toujours un petit sourire. Il avait plutôt l’air d’être un peu timide, dans la manière d’être et tout ça. Et alors en même temps, il avait des moments de cafard terrible parce que vous (NDLR son fils, Claude Steux) étiez né, ils vous avait à peine connu. Et vous (NDLR sa fille ,Monique Steux), vous n’étiez pas née. Il savait que vous alliez arriver. Je crois qu’Alfred était le seul dans tout le groupe du R.N.J. qui avait des enfants. »
Extrait video
Dans l’extrait suivant, Franz Bridoux explique ce qu’il a vécu, de son arrestation à son retour en Belgique.
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